13.
À une telle profondeur dans la glace, il fallait vraiment une bonne climatisation pour pouvoir rester au frais. Sinon, on se mettait à bouillir. Enfin, si on était une espèce normale d’humain, ou n’importe quelle sorte de créature conventionnelle dotée d’un métabolisme biochimique incapable de supporter des températures en dehors d’une plage étroite entre congélation et ébullition. Il fallait rester au frais dans la glace, sinon on bouillait. L’autre solution était de se soumettre à la pression, garantissant une fin encore plus rapide par écrasement.
Tout était relatif, bien sûr. Sous le point de congélation ou au-dessus du point d’ébullition de quoi, et où ? En tant que membre de la métaespèce panhumaine, l’eau était le milieu de référence auquel il était habitué, et de plus, il s’agissait sans doute d’eau liquide à température et pression standard. Mais les standards de qui ?
Ici, à l’intérieur d’une planète aquatique, sous cent kilomètres d’océan, la pression transformait rapidement l’eau en glace. Une glace de haute pression et non une glace de basse température, mais c’était quand même de la glace, et plus on s’approchait du centre de la planète, plus la température augmentait sous l’effet de cette même pression qui avait fait passer l’eau de l’état liquide à l’état solide.
Il y avait cependant quelques imperfections et impuretés dans la glace, entraînant des failles – qui se réduisaient parfois à la largeur d’une seule molécule – par lesquelles des liquides pouvaient s’infiltrer entre les masses de glace environnantes.
Et à condition d’avoir évolué dans cet environnement, ou d’avoir été soigneusement conçues pour y exister, certaines créatures pouvaient vivre dans la glace. De minces filaments presque invisibles, des membranes déployées qui parvenaient à se déplacer le long des failles et des fissures en quête de la nourriture que constituaient les minéraux et autres impuretés contenus dans la glace. Il y avait aussi des prédateurs des profondeurs qui attaquaient ces équivalents d’herbivores.
Lui – c’est-à-dire ce qu’il était maintenant – n’avait pas évolué ici. Il était maintenant une simulation de créature, d’un organisme conçu pour se sentir chez lui dans la glace compressée d’un monde aquatique. Mais il n’était qu’une simulation. Il n’était pas vraiment ce qu’il semblait être.
Il commençait à se demander s’il l’avait jamais été.
La glace à l’intérieur de la planète aquatique n’existait pas vraiment, ni la planète elle-même, ni l’étoile autour de laquelle elle tournait, ni la Galaxie au-delà ni rien de ce qui pouvait paraître réel aussi loin que le regard se portait, ou semblait le faire. Ni même aussi près, d’ailleurs. Si on examinait quelque chose de très près, on trouvait la même finesse de détails que dans le Réel. Les plus petites unités de mesure étaient les mêmes dans les deux univers, qu’elles concernent le temps, l’espace ou la masse.
Pour certains, bien sûr, cela signifiait que le Réel lui-même n’était pas vraiment réel, pas au sens d’être vraiment le dernier fondement non simulé de la réalité physique. Dans cette école de pensée, tout le monde se trouvait déjà dans une simulation préexistante, mais sans s’en rendre compte, et les univers virtuels fidèles et précis qu’ils étaient si fiers de créer n’étaient que des simulations à l’intérieur de simulations.
On pouvait considérer cette approche comme menant tout droit à la folie, ou à une sorte de lassitude résignée qu’on pouvait exploiter. Pour éliminer l’esprit de combativité chez les gens, il était difficile de trouver mieux que de les convaincre que la vie n’était qu’une vaste plaisanterie, une construction entièrement contrôlée par quelqu’un d’autre, et que rien de ce qu’on pouvait penser ou faire n’avait réellement d’importance.
L’astuce, songea-t-il, c’était de ne jamais perdre de vue la possibilité théorique tout en se gardant bien de prendre l’idée au sérieux.
Tout en méditant ces sujets, il se glissait avec les autres le long d’une faille haute de un kilomètre et de plusieurs kilomètres de long. En termes humains, ils étaient des sortes de spéléologues, même si la comparaison était un peu réductrice.
Ils étaient comme des filets d’huile visqueuse s’infiltrant dans les blocs de glace sur ce qu’il imaginait encore comme un monde conventionnel, une planète rocheuse avec des calottes polaires et des chaînes de montagnes.
Il commandait un groupe réduit, mais puissant : une unité d’élite de trente soldats, tous parfaitement entraînés et armés de poisons, d’explosifs et de paquets de solvant. Rien de nature à inquiéter les hommes et les machines dont il avait habité des représentations pendant des décennies subjectives depuis le début de la grande guerre, mais ici, ces armes étaient parfaitement mortelles, et aucun de ces hommes, machines et engins de guerre n’aurait pu y survivre plus d’une fraction de seconde. Il avait un grade anormalement élevé pour une unité de cette taille réduite – il était commandant, bien qu’en fait, sur un autre théâtre d’opérations, il aurait été général –, mais cela reflétait simplement l’importance de la mission.
Il sentait la présence des autres grâce aux gradients chimiques et aux signaux électromagnétiques qui circulaient entre eux, lui permettant littéralement de rester en contact avec chacun des trente soldats sous ses ordres. Le caporal Byozuel était sur sa droite, se faufilant et glissant le long d’une faille particulièrement large et devançant brièvement les autres dans la pénétration. Là-bas, sur sa gauche, le capitaine Meavaje guidait les quatre spécialistes en solvants de sa section à travers une succession délicate de fissures, comme dans un labyrinthe à trois dimensions. Byozuel le premier, puis les soldats qui le suivaient, signalèrent une secousse importante. Vatueil la ressentit lui-même un instant plus tard.
La glace sembla craquer et gémir, et l’espace où se trouvait la plus grande partie de Vatueil se rétrécit d’un demi-millimètre. Son autre partie était dans une cavité un peu au-dessus. Cette cavité s’était légèrement élargie et essayait de l’aspirer. Il fut obligé de s’agripper et de pousser plus fort pour pouvoir poursuivre sa lente progression vers le bas, vers le noyau.
Tout va bien, mon commandant… ? La question venait du lieutenant Lyske, qui le suivait deux positions plus loin.
Pas de problème, lieutenant, transmit-il.
Vatueil les avait sentis s’arrêter tous, se figeant en position tandis que l’onde de compression sismique les traversait. Cette réaction les avait ralentis une fraction de seconde, et ne servait pas à grand-chose à moins d’être dans une large fissure et sur le point de s’engager dans une faille plus étroite, mais c’était comme ça, un réflexe lié à la nature humaine, ou animale. On s’arrêtait et on attendait, partagé entre l’espoir et la peur, l’espoir de ne pas mourir et la peur de sentir la glace se déplacer, la peur aussi d’entendre le cri biochimique qui pourrait traverser le filet vivant qu’ils formaient si l’un d’eux était comprimé par les fissures au point de se trouver réduit à de simples molécules séparées, écrasé et plongé dans le néant.
Mais la secousse s’était calmée, et ils étaient encore tous vivants et indemnes. Ils reprirent leur progression en s’insinuant de plus en plus profondément dans la glace du monde aquatique. Il envoya des signaux électrochimiques pour que ses hommes sachent que tout allait bien. Mais il ne pouvait se permettre de relâcher son attention sous prétexte que ce petit incident était passé. Ils approchaient du niveau où ils pouvaient s’attendre à rencontrer des défenses et des gardes.
Il se demanda comment caractériser l’endroit où ils se trouvaient maintenant. Il ne faisait pas partie de la simulation de guerre principale. Ce n’était pas non plus une simulation tournant à l’intérieur de cette simulation. C’était un environnement distinct, situé ailleurs. Semblable aux autres sims, mais séparé.
Le signal de Byozuel traversa soudain le réseau de l’unité, passant de soldat en soldat. Quelque chose, mon commandant…
Vatueil ordonna l’arrêt immédiat. Ils s’exécutèrent tous aussi vite que possible.
Il attendit un instant avant de transmettre : Qu’est-ce que c’est, caporal ?
Du mouvement devant, mon commandant.
Vatueil attendit encore. Tous attendaient. Byozuel n’était pas un imbécile – aucun d’eux ne l’était, ils avaient tous été triés sur le volet. Le caporal les informerait quand il aurait quelque chose à dire. Mais pour l’instant, il valait mieux le laisser écouter, observer, repérer d’éventuels scintillements dans les ténèbres de glace qui les entouraient.
Cela étant, ils n’avaient pas vu grand-chose depuis que le sous-marin les avait déposés sur le fond vaseux de l’océan, quelques heures plus tôt. Il n’y avait rien eu à voir là-bas. Le soleil ne pénétrait pas à plus de deux cent cinquante mètres de profondeur.
Une fois qu’ils eurent pénétré dans la glace, quelques rayons cosmiques avaient produit des éclairs lointains, et alors qu’ils étaient encore à peine à un kilomètre de profondeur, une faible secousse sismique avait produit une certaine activité piézoélectrique engendrant quelques lueurs, mais leur vision, ou ce qui en tenait lieu, était leur sens le moins utile.
Ha ! L’exclamation leur parvint dans une onde chimiquement transmise chargée d’excitation et de soulagement. Elle se propagea à travers le groupe comme s’il ne formait qu’un seul organisme. Désolé, mon commandant, fit Byozuel. Je ne voulais pas prendre le risque de communiquer. Combattant ennemi attaqué et neutralisé, mon commandant.
Bien joué, Byozuel. Son identification ?
Voilà, mon commandant. Un jeu complexe de gradients et d’identifiants chimiques se propagea à travers le réseau du groupe jusqu’à Vatueil. Un garde. Une seule entité, très vigilante mais à peine intelligente, incrustée dans une fissure de la glace et repérée par Byozuel avant qu’elle n’ait pu détecter sa présence. C’est du moins ce qu’ils pouvaient espérer. En examinant l’analyse de la créature paralysée et agonisante, Vatueil ne put voir aucun signe qu’elle ait transmis quoi que ce soit avant d’être transpercée par Byozuel et remplie de poison.
Vatueil communiqua tous les détails nécessaires au reste du groupe. Attendons-nous à ce qu’il y en ait d’autres un peu plus loin, dit-il. Byozuel, comment ça se présente, là où vous êtes ?
Bien, mon commandant. Aussi bien que ce qu’on a vu jusqu’ici. Rien d’anormal a priori, aussi bien à l’écoute qu’à l’odeur.
Bon, nous allons changer de formation, transmit Vatueil. Sections un et deux, suivez Byozuel. Trois et quatre, regroupez-vous en maintenant le même intervalle et continuez de sonder pendant la descente. Nous avons maintenant un profil ennemi à guetter, mais il peut y en avoir d’autres. Nous allons nous resserrer, nous concentrer. Restez attentifs.
Il sentit la formation se modifier autour de lui, les deux premières sections se déplaçant lentement pour se concentrer et se regrouper au-dessus de Byozuel, les deux autres se retirant de l’autre côté.
Le tremblement de glace se produisit sans signe avant-coureur. Les cris retentirent des deux côtés, apparemment en même temps que le crissement torturé de la glace et les faibles scintillements piézoélectriques des particules d’impuretés. La glace se referma autour de Vatueil, et un sentiment d’impuissance et de terreur l’envahit un court instant. Il l’ignora et le laissa le traverser, prêt à mourir s’il le fallait, mais pas à montrer sa peur. L’étau de glace le repoussa et le força à descendre dans une faille plus large. Il sentit que d’autres étaient également impuissants. Trois perdirent le contact quand les filaments qui les reliaient au reste du groupe furent rompus.
Tous s’arrêtèrent de nouveau, sauf ceux qui étaient secoués de spasmes. Quelques instants plus tard, ceux-là cessèrent à leur tour de bouger, soit parce qu’ils étaient morts, soit parce qu’ils s’étaient administré des relaxants ou que leurs camarades leur en avaient projeté.
S’agissait-il d’une explosion, d’une action ennemie ? Avaient-ils déclenché quelque chose quand Byozuel avait neutralisé la sentinelle ? Les répliques se propageaient en gémissant dans la masse immense de glace autour d’eux. Cette secousse semblait trop forte, trop étendue pour avoir été provoquée par une explosion localisée.
Au rapport, transmit Vatueil quelques secondes plus tard.
Ils avaient perdu cinq hommes, dont le capitaine Meavaje. Quelques blessés. Deux avaient perdu tous leurs sens tandis que deux autres souffraient d’une perte partielle de mobilité.
Ils se regroupèrent. Vatueil désigna Lyske comme commandant en second. Ils laissèrent les blessés derrière eux avec un soldat valide, pour protéger leurs arrières.
Une sacrée secousse, mon commandant, transmit Byozuel de sa position avancée. L’épicentre est à une quinzaine de mètres plus loin. Il y a une belle brèche qui s’est ouverte, une véritable autoroute, mon commandant.
Attention, Byozuel, c’est suspect, répondit Vatueil. Un accès aussi évident pourrait être miné ou piégé.
Oui, mon commandant. Mais cette brèche vient juste de s’ouvrir, à côté de là où était notre ami. Elle a l’air toute fraîche, et profonde.
Vous vous sentez d’aller l’explorer, Byozuel ?
Oui, mon commandant.
O.K. Je crois que nous sommes tous de nouveau en position. Allez-y, Byozuel, mais n’empêche, ne prenez pas de risques.
La nouvelle fracture plongeait presque à la verticale. Byozuel commença la descente, en hésitant au début, puis de plus en plus vite à mesure qu’il prenait confiance. Les autres entreprirent de le suivre.
Les deux autres sections avaient du mal à progresser. Vatueil décida de profiter au maximum de leur avantage et leur ordonna de passer eux aussi par la nouvelle brèche.
Le garde suivant déboula d’une fissure latérale qui communiquait avec la brèche où ils se trouvaient précédemment. Il neutralisa aussitôt Byozuel d’un coup de lance, mais il fut à son tour transpercé par une fléchette-seringue tirée par un des spécialistes de soutien qui se trouvait juste derrière le caporal. L’ennemi se débattit, mourut, et commença à se dissoudre. Byozuel était collé contre la paroi de la crevasse, immobile, son corps progressivement envahi par les poisons. Un autre spécialiste vint se coller contre lui pour tenter de voir où il pourrait le cautériser, quelles parties amputer pour espérer le sauver. Il finit par s’écarter et coupa ses connexions avec Byozuel avant de communiquer avec Vatueil.
On dirait bien que je vais aussi couvrir votre retraite, mon commandant, transmit Byozuel.
Oui, c’est ce qu’on dirait.
Celui-là a peut-être eu le temps de donner l’alerte, transmit l’un des spécialistes.
Je vois quelque chose plus bas, mon commandant, dit celui qui avait continué d’avancer. C’est profond. On dirait… on dirait une source de lumière importante.
En améliorant sa liaison à travers deux autres soldats, Vatueil put distinguer un peu mieux ce que le chef de file voyait.
Bon, songea-t-il, ce n’est plus le moment de jouer la prudence.
Restez ici, Byozuel.
Je n’ai pas vraiment le choix, mon commandant.
On reviendra vous chercher, Byozuel. Et tous les autres. Ça y est, nous y sommes. Formation d’attaque maximum pour chaque section.
Ils se regroupèrent et se reconfigurèrent. Vatueil éprouva un sentiment de fierté, presque d’amour, pour ces hommes dont il était devenu si proche, tandis qu’ils se préparaient calmement et efficacement à affronter de grands dangers pour une cause à laquelle ils croyaient, et pour le bien de tous leurs camarades. Presque plus tôt qu’il ne l’aurait voulu, ils furent prêts.
Ils flottèrent, quatre sections de fantassins groupées attendant de recevoir un dernier ordre électrochimique avant de se séparer et de communiquer uniquement par vibrations ou signaux lumineux.
À mon ordre… leur dit-il. ALLONS-Y !
Ils se précipitèrent dans la brèche vers la lumière irréelle du noyau.
— Naturellement, ces choses n’existent pas telles que vous les décrivez. Pas au sens où elles seraient subies par ces prétendues personnes virtuelles dans ces prétendues réalités virtuelles. Elles n’existent que dans le sens où on les imagine et on les évoque, en mettant en garde contre elles. Au bout du compte, nous croyons que ces choses existent, mais qu’elles existent dans une réalité supérieure – qui dépasse notre compréhension limitée, et la vôtre –, une réalité supérieure qui est le véritable Au-Delà, celui qui attend tous les vrais croyants, qu’ils possèdent ou non ces appareils à « conserver les âmes ». Nous sommes satisfaits de laisser de tels châtiments et récompenses à Dieu. Nous n’avons pas la prétention de faire le travail de Dieu. Une telle prétention serait un blasphème. C’est à Dieu seul qu’il appartient de le faire. Franchement, vous nous insultez en nous accusant comme vous le faites.
Ce discours avait été remarquablement court, venant du Représentant Errun. Quand il eut achevé sa tirade, il ramena ses robes sénatoriales autour de lui et se rassit. La Représentante Filhyn se releva précipitamment.
— Eh bien, dit-elle, je vous assure que nous n’avions nullement l’intention de vous insulter, mon honorable collègue.
Errun se contenta de se redresser à moitié de son siège pour répliquer :
— L’insulte, comme bien des sentiments comparables, est ressentie dans le cœur de la personne à qui elle est adressée. Il n’appartient pas à la personne qui l’a adressée de décider de la validité de ce sentiment.
Ce propos souleva des murmures d’approbation, tout comme pour le précédent. Le Représentant Errun se rassit et accepta des tapes amicales sur l’épaule, des hochements de tête et des « Bien dit » de la part de son entourage d’assistants et de conseillers.
— Comme je le disais, reprit la jeune Représentante des Habitats Périphériques, nous n’avions pas l’intention d’être insultés. (Filhyn se rendit compte de son lapsus et s’empressa de rectifier :) Je veux dire de vous insulter. (Elle se tourna vers le Président du Sénat assis sur l’estrade de la chambre des débats.) Hem, toutes mes excuses, dit-elle au vénérable sénateur entouré de ses aides occupés à griffonner et taper fébrilement à la machine.
Elle se sentit rougir en voyant l’expression amusée du Représentant Errun, et avec un geste pour indiquer au Président qu’elle laissait la parole, elle se rassit. Elle entendit les murmures se propager dans le public et la galerie réservée à la presse, comme un bruissement de feuilles dans le vent.
La Représentante Filhyn faillit se cacher le visage dans ses trompes, mais elle se retint à temps en se souvenant que les caméras devaient être encore braquées sur elle. Quand le Président commença à évoquer un point de procédure sans aucun doute obscur et totalement inintéressant, elle s’assura que son micro n’était pas branché et elle se pencha vers Kemracht, son assistant, pour lui dire :
— Je pourrais aussi bien porter un collier avec la mention : « Mordez-moi là. » Abrégez mes souffrances, Kemracht.
— C’est bien ce que j’espère faire, madame, répondit le jeune mâle en désignant un coursier qui s’apprêtait à partir. (Il lui souffla à l’oreille :) Nous avons un invité pour la séance de cet après-midi.
Quelque chose dans le ton de sa voix la fit se redresser sur son siège. Elle le regarda fixement, et il lui sourit en se cachant modestement une partie du visage avec ses deux trompes.
— Vous voulez dire… ? commença Filhyn.
— Un visiteur revenu de l’autre côté.
Elle lui sourit, et il baissa les yeux. Elle vit à l’autre bout de la salle le Représentant Errun qui la regardait d’un air soupçonneux. Elle lui aurait bien fait un large sourire, mais mieux valait qu’il ne se doute de rien. Elle lui fit donc un petit sourire triste, puis elle détourna rapidement les yeux, comme pour cacher son incapacité à faire courageusement front. Elle fit semblant d’essuyer des larmes avec ses trompes.
Ah, songea-t-elle, j’arriverai bien un jour à faire de la politique…
Ils perdirent une section entière quand une décharge électrique traversa soudain la glace, l’équivalent d’une charge sous-marine. Les soldats touchés commencèrent aussitôt à se dissoudre, tandis que leurs camarades poursuivaient leur descente.
Ils subirent une autre attaque sur le flanc, du côté de la fissure d’origine. Deux gardes bien coordonnés, mais cette fois ils étaient prêts : ils les transpercèrent aussitôt avec des fléchettes et les laissèrent agonisant dans leurs traces tandis que la lumière au-dessous d’eux prenait une teinte verdâtre.
Cette lumière augmenta d’abord d’intensité à mesure qu’ils s’en approchaient, puis elle devint plus terne, vacillante, avec quelque chose qui impliquait du mouvement. Une troupe de gardes montait vers eux, et leurs ombres se dessinaient dans la lumière verte en contrebas. Vatueil essaya de les compter, puis d’en estimer simplement le nombre. Une dizaine ? Vingt ? Plus ? C’était trop difficile, et de toute façon, c’était sans importance. Ils ne pourraient plus se dégager.
Il aurait aimé que son véritable moi – celui qui continuerait d’exister dans la simulation de guerre principale, celui qui détenait encore tous ses souvenirs de décennies de guerre – puisse se souvenir de tout ça. Mais cet autre lui-même n’en saurait jamais rien.
Dans la guerre simulée, on pouvait tirer un enseignement de ses erreurs, y compris celles qui conduisaient à votre mort. La mort elle-même faisait partie de la leçon. Tout, y compris mourir, se déroulait au sein d’une simulation méticuleusement contrôlée, où votre personnalité sauvegardée avait le droit de savoir tout ce qui était arrivé à ses itérations précédentes. C’est ainsi qu’on apprenait, qu’on gagnait constamment en expérience, et même en intelligence.
Il se trouvait bien en ce moment dans une simulation, un monde virtuel, mais qui ne faisait pas partie de la simulation de guerre, et ni lui ni ses hommes n’en reviendraient. Qu’ils triomphent ou qu’ils échouent, ils allaient mourir. Son véritable moi, dans la sim de guerre, ne saurait rien de cette mission.
S’il avait de la chance, ce moi entendrait parler de la façon dont il avait réussi – pour autant que lui et ses hommes réussissent…
Ils s’approchèrent rapidement des gardes du noyau, qui se portaient à leur rencontre aussi vite qu’ils plongeaient eux-mêmes. Quelques fléchettes passèrent à côté d’eux, dont une ricocha sur le bouclier du soldat qui suivait Vatueil. Sa section était en tête. Ils formaient l’avant-garde, le fer de lance. Il observa les sombres silhouettes des gardes, de plus en plus proches, tandis que sa troupe se précipitait vers eux.
Ils auraient le temps de tirer une seule volée, calcula Vatueil, avant que le combat ne tourne rapidement à ce qu’on appelait autrefois un corps à corps.
Tenez-vous prêts, émit-il. Et puis : FEU !
Des lances à impact, des fléchettes empoisonnées, des tiges dissolvantes et des décharges électriques s’abattirent sur leurs adversaires.
La Représentante Filhyn avait pris son déjeuner sur l’une des grandes terrasses herbeuses aménagées sur le large toit du bâtiment principal du Sénat. Elle donnait sur les prairies qui s’étalaient autour du Complexe Central des Dirigeants telle la trompe d’une mère protégeant son nouveau-né. Au-delà se dressaient les hautes ziggourats abritant les administrations, les commerces et les habitations. Leurs côtés étaient couverts de végétation tandis que les niveaux et les terrasses étaient plantés d’arbres. Les grandes plaines s’étendaient au-delà de la ville, cachées par les pyramides massives et la brume de chaleur.
Errun vint seul, comme l’avait indiqué son message manifestement rédigé à la hâte. Filhyn se demandait ce qu’il avait réussi à découvrir, et grâce à qui. Elle l’attendait dans une bauge près du parapet transparent entourant la terrasse. Elle avait laissé sa toge et ses autres effets personnels à ses assistants, de sorte qu’elle était modestement vêtue, assise dans la boue fraîche. Elle salua le vieux mâle qui répondit par un grognement avant de s’installer à côté d’elle.
— J’essaie d’imaginer ce qui me vaut cet honneur inattendu, sénateur, lui dit-elle.
— Oui, vous essayez peut-être, répondit le vieux mâle corpulent en se détendant dans la boue avec un plaisir évident.
Il tournait le dos à la vue. Il y avait un espace de sécurité de trois mètres entre le parapet et le bord du bâtiment – le minimum pour un Pavuléen dès lors qu’il se trouvait à plus de cinq mètres du sol –, mais le vieux sénateur était connu pour être particulièrement sujet au vertige. Elle était étonnée qu’il ait accepté un rendez-vous à une telle hauteur.
Il se retourna dans la boue et ajouta :
— D’un autre côté, peut-être pas.
Il laissa un espace à côté de lui qu’elle était censée occuper, mais elle s’abstint. Elle l’aurait sans doute fait il y a six mois, et aurait peut-être ainsi révélé beaucoup plus qu’elle ne le souhaitait. Mais elle se garda bien de se féliciter tout de suite. Le Représentant Errun avait encore bien d’autres tours dans son sac pour faire parler les gens plus qu’ils ne devraient.
— De toute façon, conclut-il en s’appliquant un peu de boue sur le dos avec sa trompe, je pense que nous devrions éclaircir certaines choses.
— Je suis toujours d’accord pour éclaircir les choses.
— Hum, fit-il en rajoutant de la boue sur son dos. (Il le faisait avec un soin surprenant, presque avec délicatesse, et Filhyn trouva cela très attachant.) Nous sommes une espèce déchue, Représentante. (Il s’interrompit et la regarda dans les yeux.) Puis-je vous appeler Filhyn ? (Il leva une trompe boueuse et fit des éclaboussures en la laissant retomber.) Dans la mesure où cette rencontre est aussi informelle ?
— Ma foi, oui, dit-elle, pourquoi pas ?
— Très bien, alors. Nous sommes une espèce déchue, Filhyn. Nous n’avons jamais été tout à fait certains de ce qui nous a réellement précédés, mais nous avons toujours imaginé quelque chose de plus héroïque, de plus intrépide, comme une sorte de prédateur. On nous dit que c’est le prix à payer quand on devient civilisé, ajouta-t-il avec un petit ricanement. Quoi qu’il en soit, nous sommes ce que nous sommes, et bien que nous ne soyons pas parfaits, nous avons fait de notre mieux, et nous nous sommes pas mal débrouillés. Et nous pouvons être fiers de n’avoir pas encore cédé aux IAs, ni abandonné tous les attributs et mécanismes qui ont fait de nous une grande civilisation.
Errun faisait sans doute allusion à la primauté du processus de décision naturel chez les Pavuléens qui n’accordaient qu’un rôle de conseil aux IAs, et au maintien d’une économie reposant sur l’argent et l’accumulation de capital. Et aussi, bien sûr, à la Sagesse Collective, cette philosophie/religion pavuléenne, ce mode de vie qui avait encore des relents de suprématie mâle et de Harémisme. Du point de vue de Filhyn, c’étaient précisément ces aspects qui empêchaient leur société de progresser, mais elle n’allait pas commencer à discutailler avec un vieux conservateur respecté comme Errun. Certains problèmes étaient spécifiques d’une génération. Il n’y avait qu’à attendre que les plus âgés meurent et soient remplacés par des gens plus progressistes. Enfin, avec un peu de chance…
— Nous comprenons bien que vous autres, qui vivez dans les Périphériques, vous voyez les choses différemment, poursuivit Errun. Mais il n’empêche que l’âme de notre peuple – de notre espèce, de notre civilisation – se trouve ici, sur ces plaines, sur cette planète, sur les Nouveaux Habitats terraformés et ceux qui tournent autour de notre étoile d’origine.
Errun leva les yeux vers le soleil qui éclairait des couches de nuages beiges au sud.
— Sous ce soleil, dit Filhyn.
Elle n’allait pas non plus évoquer l’absurdité du fait qu’elle soit la seule Représentante pour tous les membres de la diaspora du Grand Troupeau Pavuléen. En théorie, ils appartenaient tous à l’un des Quinze Troupeaux, et il n’était donc pas nécessaire que les dizaines de milliards de Pavuléens qui vivaient désormais autour d’autres étoiles aient une représentation supplémentaire. Mais c’était complètement idiot, bien sûr, juste un prétexte utilisé par le centre basé ici, à Pavul, pour conserver le contrôle de l’empire distribué.
— Sous ce soleil, acquiesça le vieux mâle. Possédez-vous un appareil de conserve d’âme ? lui demanda-t-il soudain.
— Oui.
— Pour une religion des Périphériques, sans doute ?
Elle n’était même pas sûre que ce fût vraiment une religion.
— Je resterai parmi mes amis lointains quand je mourrai, répondit-elle. Mon conservateur d’âme est relié à notre Au-Delà local.
Le vieux mâle secoua la tête en soupirant. Il sembla prêt à dire quelque chose – peut-être une réprimande, songea-t-elle – mais il se retint. Il s’appliqua encore un peu de boue.
— Nous avons besoin d’une menace pour rester honnêtes, Filhyn. (Il y avait une nuance de regret dans sa voix, mais aussi une grande conviction.) Je n’irai pas aussi loin que ceux qui voudraient que nous ayons encore des prédateurs, mais il nous faut quelque chose qui nous maintienne dans le droit chemin, qui nous aide à nous rapprocher de notre objectif moral. Vous ne le voyez donc pas ?
— Je vois que vous croyez profondément à ce que vous dites, Représentant, répondit-elle avec beaucoup de diplomatie.
— Hmm. Vous allez vite voir ce vers quoi je me dirige. Je ne vais rien vous cacher. Nous avons besoin de la menace d’un châtiment dans l’au-delà pour nous empêcher de nous comporter comme des animaux dans cette existence-ci. (Il agita une trompe.) Je ne sais absolument pas si Dieu existe vraiment, Filhyn, pas plus que vous ni le Grand Prêtre. (Il ricana, et Filhyn fut sincèrement choquée de l’entendre tenir de tels propos, même si c’était un sentiment qu’elle avait déjà elle-même depuis longtemps.) Dieu habite peut-être là où vivent les Sublimés, dans ces dimensions cachées, si commodément repliées et si difficiles à atteindre. J’imagine que c’est presque le dernier endroit où Il pourrait se trouver. Comme je vous l’ai dit, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est que le mal existe en nous. Je sais aussi, et je l’accepte, que les technologies qui nous ont permis d’exprimer ce mal – en nous donnant les moyens d’exterminer nos prédateurs naturels – ont à leur tour donné naissance aux technologies qui nous permettent de sauver nos âmes, de nous sauver nous-mêmes, de continuer d’attribuer des récompenses et d’infliger des châtiments au-delà de la tombe. Ou du moins… la menace de châtiments, conclut-il en la regardant.
Elle s’appliqua soigneusement une couche de boue sur le dos.
— Allez-vous me dire qu’il ne s’agit que d’une menace ?
Il roula pour s’approcher d’elle en pivotant dans la boue brunâtre.
— Bien sûr qu’il ne s’agit que d’une menace, dit-il doucement d’un air complice non dénué d’humour. (Il s’écarta de nouveau.) Ce qui compte, c’est que les gens aient suffisamment peur pour bien se comporter de leur vivant. Ce qui se passe une fois qu’ils sont morts n’est vraiment pas l’affaire des vivants. Il est hors de question que ça le soit jamais. (Il eut un petit rire.) Ce dernier point n’est qu’une conviction personnelle, mais c’est également la réalité de la situation. Nous leur faisons peur avec ces menaces de punitions et autres choses désagréables, mais ensuite, il n’est pas vraiment nécessaire d’infliger ces punitions. Il y a des équipes entières de gens très créatifs, artistes, scénaristes, écrivains, explicateurs, concepteurs, psychologues, sculpteurs de sons, et… et Dieu sait qui et quoi encore… enfin, des gens qui consacrent leur vie à créer un environnement totalement irréaliste et des attentes totalement fausses pour des raisons totalement justifiées moralement.
— Ainsi donc, les Enfers n’existent que comme une menace, pour que les gens se tiennent à carreau tant qu’ils sont encore vivants.
— Ma foi, c’est bien ce que fait le nôtre, en tout cas. Et il ne fait que ça. Je ne peux pas parler des Au-Delà des aliens. Mais je peux vous dire une chose : une bonne partie de tout le débat actuel repose sur un malentendu fondamental. Ce qui est agaçant, c’est que les gens qui n’en veulent pas n’arrivent pas à comprendre qu’en fait, les Enfers n’existent pas. Ce faisant, ils sabotent complètement le but recherché qui est de faire semblant qu’ils existent. Si les gens voulaient seulement bien se taire et arrêter de se plaindre de choses qui n’existent pas, il n’y aurait aucun problème. La vie continuerait, les gens se tiendraient bien et personne n’en souffrirait vraiment. (Le vieux mâle se secoua avec un air dégoûté.) Enfin, que cherchent-ils ? À transformer les Enfers en réalité pour que les gens en aient vraiment peur ?
— Mais alors, où sont les gens qui devraient être dans d’autres Au-Delà, dans des Paradis ? Parce qu’ils n’y sont pas.
Errun ricana.
— Ils sont dans les limbes. (Il donna un coup de trompe sur son flanc et examina ce qu’il y avait trouvé. Sans doute un insecte imaginaire.) Stockés, mais non fonctionnels, en aucune façon vivants. (Il sembla hésiter, puis il roula de côté pour s’approcher d’elle.) Puis-je vous parler en toute confidence, Filhyn ?
— Cela me semblait aller de soi pour tout ce que nous nous disons en ce moment, Représentant.
— Oui, bien sûr, bien sûr, mais… je veux dire en confidence toute particulière. Il s’agit de quelque chose que vous ne partageriez même pas avec vos assistants les plus proches ni avec votre compagnon. Quelque chose qui doit rester strictement entre vous et moi.
— Bon, très bien. Allez-y.
Il roula encore plus près d’elle.
— Certains de ceux qui disparaissent, qui semblent être allés dans ce prétendu Enfer, dit-il à voix basse, sont tout simplement effacés. (Il la regarda d’un air très sérieux, et elle lui rendit son regard.) Ils ne sont même pas dans les limbes, ajouta-t-il. Ils cessent simplement d’exister. Leur conservateur d’âme est effacé, et l’information, leur âme, n’est transférée nulle part. C’est la vérité, Filhyn. Ce n’est pas censé se produire, mais enfin, ce sont des choses qui arrivent. Et maintenant, dit-il en lui tapotant un genou, considérez que je ne vous ai rien dit, c’est entendu ?
— Naturellement.
— Très bien. C’est vraiment quelque chose que nous ne voulons pas ébruiter. Voyez-vous, ce qui compte, c’est que les gens croient qu’ils continuent de vivre en un certain sens, et qu’ils souffrent. Mais franchement, pourquoi gaspiller de l’espace informatique pour ces salopards ? Veuillez pardonner mon langage un peu cru.
Filhyn sourit.
— N’est-il pas toujours préférable de dire la vérité, Représentant ?
Errun la regarda en secouant la tête.
— La vérité ? À tout prix, quoi qu’il en coûte ? Êtes-vous folle ? J’espère bien que vous plaisantez, jeune fille. (Il se pinça les narines et s’enfonça complètement dans la boue. Quand il en ressortit, il souffla bruyamment avant de s’essuyer les yeux.) Ne faites pas semblant d’être aussi naïve, Filhyn. La vérité n’est pas toujours utile, elle n’est pas toujours bonne à dire. C’est comme faire confiance à l’eau. Oui, bien sûr, nous avons besoin de la pluie, mais s’il pleut trop, on peut être emporté par une inondation et se noyer. Comme toutes les grandes forces naturelles, la vérité a besoin d’être canalisée, gérée, contrôlée, distribuée de façon intelligente et morale. (Il la foudroya du regard.) Vous vouliez simplement me taquiner, n’est-ce pas ?
Je pourrais tout aussi bien, songea-t-elle. Elle se demanda si, pour devenir enfin une vraie politicienne, elle ne devrait pas être d’accord avec ce qu’Errun venait de dire.
— Sinon, nous perdons tous les deux notre temps, Représentante.
C’est certainement le cas pour un de nous deux, songea-t-elle. Elle leva les yeux et vit Kemracht un peu plus loin, qui lui faisait signe.
— Au contraire, Représentant, dit-elle en se redressant sur ses quatre pattes. J’ai trouvé cet échange particulièrement instructif. Cependant, si vous voulez bien m’excuser, je dois m’en aller. Voulez-vous prendre une douche avec moi ?
Le vieux mâle la regarda un long moment.
— Non, je vous remercie. Je vais rester encore un peu. (Il ne la quittait pas des yeux.) Ne faites pas de vagues, Filhyn, ajouta-t-il. Et n’allez pas croire tout ce qu’on vous dit. Il n’existe pas de chemin qui mène à la vérité. Tout n’est que désordre et confusion.
— Rassurez-vous, je ne suis pas aussi crédule. (Elle lui fit une petite révérence en pliant ses pattes de devant.) Nous nous reverrons à la séance de cet après-midi, Représentant.
Il était l’un des deux seuls survivants de sa section, et le total de leurs forces était réduit à six hommes. Le reste avait succombé sous le nombre. Ses soldats disposaient d’un armement supérieur et n’auraient eu aucun mal à l’emporter à un contre un, mais les gardes avaient été beaucoup plus nombreux qu’ils ne l’avaient pensé tout d’abord. De plus, même après avoir réussi à franchir la mêlée de corps et d’armes, ils avaient rencontré des réseaux de barbelés, des filets de poisons et d’électricité convulsionnante. Percer et couper ces obstacles avait pris du temps, et tandis qu’ils étaient ainsi occupés, enveloppés dans la lueur verdâtre au-dessous d’eux, ils avaient été attaqués par le reste des gardes. D’autres soldats avaient succombé, percés, dissous ou convulsés.
Mais ils avaient fini par surmonter les pièges, eux six seulement. Ils se laissèrent tomber sur la surface lumineuse verte, puis ils se déployèrent et relâchèrent leurs solvants, semblant faire tout à coup partie du mur transparent.
Ils traversèrent la paroi et tombèrent de nouveau. La représentation de glace avait disparu, et ils se trouvaient maintenant dans un vaste espace sphérique, comme à l’intérieur d’une lune à plusieurs couches. Ils s’étaient eux-mêmes transformés. Au lieu de fines membranes de tissus, ils étaient maintenant des formes sombres et solides, des pointes de lance aux arêtes dentelées plongeant en pleine accélération. Ils traversèrent ainsi le vide en se dirigeant vers une grande métropole, ou peut-être une immense installation industrielle, aux innombrables lumières : des tourbillons, des volutes, des jaillissements, des rivières et des fontaines de lumière.
C’est comme un rêve, songea Vatueil. Un rêve où on vole, un rêve où on tombe…
Il se ressaisit et regarda autour de lui pour procéder à une évaluation. Cinq hommes avec lui. En principe, un seul devait suffire. En pratique, ou du moins dans l’une des meilleures simulations qu’ils avaient pu réaliser de cette attaque, une force de douze hommes donnait quatre-vingts pour cent de chances de succès. Une chance sur deux avec neuf. Réduits à six, leurs chances étaient minces. Les experts en simulation n’avaient même pas voulu examiner l’hypothèse de moins de huit hommes pour l’assaut final.
Cela étant, ce n’était pas impossible. Et qu’était-ce que la gloire sinon quelque chose qui se réduisait d’autant plus qu’on était nombreux à la partager ?
L’immense paysage de lumières au-dessous d’eux était sans doute ce qu’il avait vu de plus beau au cours de sa longue existence variée. Cela lui brisait le cœur, mais ils étaient venus ici pour le détruire entièrement.
Les Sessions de Témoins Spéciaux étaient des événements rares à la Chambre, même si c’était actuellement la morte saison et que la plupart des Représentants étaient en vacances, ou simplement occupés ailleurs par d’autres affaires. Filhyn avait dû tirer toutes les ficelles qu’elle pouvait, recourir à tous les appuis qu’elle pensait avoir, pour réussir simplement à l’organiser, sans compter le faible délai dont elle disposait.
Leur témoin n’avait pas vraiment besoin de préparation, ce qui était aussi bien car ils n’en auraient pas eu le temps.
Avant le début de la séance, alors qu’ils attendaient dans l’antichambre qu’Errun et ses gens aient fini de tenter de la faire annuler ou reporter, elle lui avait dit : « Prin, vous sentez-vous capable d’affronter ça ? »
Elle savait à quel point il pouvait être intimidant de se retrouver dans cette salle, à essayer de plaider sa cause alors que les centaines de spectateurs présents avaient les yeux braqués sur vous, que des dizaines de millions d’autres vous observaient en temps réel à travers le système, et que sans doute des milliards pourraient entendre votre voix et voir vos gestes plus tard – potentiellement des dizaines, voire des centaines de milliards si ce que vous aviez à dire s’avérait d’une importance capitale, ou simplement d’un certain intérêt pour les médias d’informations.
« J’en suis capable », avait-il répondu. Il y avait quelque chose de terriblement vieux dans son regard, s’était-elle dit, mais ce n’était peut-être qu’un effet de son imagination, maintenant qu’elle en savait un peu plus sur les épreuves que Prin avait subies.
« Respirez profondément, lui avait-elle conseillé. Concentrez-vous sur une seule personne quand vous parlez. Ne vous occupez pas des autres, et oubliez les caméras. »
Il avait acquiescé d’un simple hochement de tête.
Elle espérait qu’il tiendrait le coup. Il y avait une atmosphère étrange dans la salle. Quelques autres Représentants venaient d’arriver, qui ce matin n’avaient pas daigné participer à la séance, prétextant des affaires impérieuses dans la Cité. Certains sièges de journalistes et de cameramen, vides ce matin, étaient à présent occupés. En général, les séances de l’après-midi étaient plus calmes. Le moulin à rumeurs avait dû tourner à plein régime. Même avec seulement le tiers des sièges occupés, la Chambre avait de quoi intimider.
Finalement, malgré leur niveau de civilisation, ils gardaient une mentalité de troupeau, et se faire distinguer de la masse avait été pratiquement fatal pendant les millions d’années d’existence de leur espèce. Pour les autres espèces qui n’avaient pas cet héritage, les choses devaient être plus faciles. Il était certain que leur propre espèce de prédateurs aurait trouvé les choses plus faciles, si elle avait remporté la lutte pour devenir l’espèce dominante de la planète. Mais ils n’étaient pas là. Malgré leur férocité, ils avaient perdu. Ils avaient disparu lentement, noyés sous le nombre, écartés, poussés à l’extinction ou dans le crépuscule de réserves naturelles et de zoos.
En fin de compte, ses craintes s’avérèrent infondées.
Elle parvint à rester assise et écouter – en pleurant, beaucoup, très ouvertement et librement, sans même essayer de le cacher –, et elle put observer l’effet que le témoignage digne et sobre de Prin avait sur les autres participants. Les détails crus étaient déjà assez insupportables en eux-mêmes – elle constata plus tard que la plupart des chaînes d’informations avaient censuré les passages les plus insoutenables –, mais les moments les plus terribles, et indéniablement les plus efficaces, furent ceux où Prin fut soumis au contre-interrogatoire le plus féroce qu’on puisse imaginer par le Parti traditionaliste en général, et le Représentant Errun en particulier.
S’attendait-il vraiment à être pris au sérieux avec un tel tissu de mensonges ?
Ce n’étaient pas des mensonges. Il aurait bien aimé que c’en fût. Il ne s’était pas nécessairement attendu à être pris au sérieux, parce qu’il savait bien à quel point tout cela était monstrueux et cruel, et qu’il savait aussi que de nombreux groupes d’intérêts ne voulaient pas que la vérité se sache. Il savait qu’ils feraient tout leur possible pour le discréditer personnellement, ainsi que ce qu’il disait aux gens.
Comment pouvait-il être certain qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar, ou d’une hallucination provoquée par une drogue ?
C’était un fait avéré qu’il s’était absenté pendant des semaines en temps réel, tandis que son corps était conservé dans un établissement médical parfaitement légal, semblable à ceux que de nombreux Représentants avaient utilisés eux-mêmes pour différents traitements au fil des années. Il n’avait jamais entendu parler d’un cauchemar qui dure aussi longtemps. Le Représentant était peut-être mieux informé ?
Donc, il ne niait pas que cette expérience ait pu être provoquée par une absorption de drogue ?
Il le niait. Il ne prenait aucune drogue. Il n’en avait jamais pris, même pas maintenant alors que son médecin le lui conseillait pour essayer de mettre fin aux cauchemars qui le tourmentaient, dans lesquels il revivait tout ce qu’il avait subi. Un test sanguin serait-il de nature à convaincre le Représentant ?
Ah, finalement, il reconnaissait qu’il avait bel et bien des cauchemars !
Comme il venait de le dire, ces cauchemars résultaient simplement de l’enfer qu’il venait de vivre.
Le Représentant Errun refusait d’abandonner. Il avait été avocat autrefois, puis juge, et il était célèbre pour ses interrogatoires et sa ténacité brutale. Filhyn voyait qu’il était de plus en plus déterminé à ébranler Prin, à le faire trébucher et tomber, à montrer à tous que c’était un menteur, un mythomane ou un fanatique… et en l’entendant, elle voyait bien qu’il était en train de perdre. À chaque nouveau détail qu’Errun soutirait de Prin, il augmentait encore l’impact de l’ensemble de ses révélations.
Oui, tout le monde était nu en Enfer. Oui, les gens en Enfer pouvaient tenter d’avoir des rapports sexuels, mais cela leur valait des punitions. En Enfer, seul le viol était autorisé. De même qu’en Enfer, seule la guerre formait la base d’une structure sociale. Oui, les gens mouraient en Enfer. On pouvait mourir un million de fois, souffrir l’agonie en un million d’occasions différentes, et chaque fois on se trouvait ramené dans un corps pour subir de nouvelles punitions, de nouvelles tortures. Les démons étaient des gens qui avaient été des sadiques dans le Réel. Pour eux, l’Enfer était plutôt un paradis.
Non, il n’y avait pas tant de sadiques que ça dans le Réel, mais on pouvait en avoir autant que nécessaire pour le bon fonctionnement de l’Enfer parce que tout cela était virtuel, et qu’on pouvait copier des individus. Il suffisait de disposer d’un seul sadique, d’une seule personne qui jouisse des souffrances d’autrui. On n’avait plus qu’à en créer un million de copies.
Oui, il était bien au courant des affirmations selon lesquelles les excursions que certaines personnes étaient contraintes de faire, parfois suite au jugement d’un tribunal, se déroulaient dans un enfer qui n’existait pas, ou qui n’existait que dans un sens très limité pendant la visite de ces mécréants, et que ceux qui ne revenaient pas de ces expéditions macabres avaient simplement été mis dans les limbes. Mais c’était un mensonge.
Filhyn vit quelqu’un remettre un papier à Errun. Un frisson d’appréhension la parcourut.
Elle crut voir les yeux d’Errun briller d’exaltation, de cruauté, d’un sentiment de victoire attendue. Le ton et l’attitude du vieux mâle se modifièrent. On aurait dit maintenant un personnage d’État solennel, quelqu’un s’apprêtant à prononcer une sentence finale ou donner un coup de grâce, avec plus de tristesse que de colère.
N’était-il pas vrai, dit-il, que lui, Prin, s’était rendu dans ce rêve ou ce cauchemar, ce prétendu Enfer, en compagnie de sa femme ? Où était-elle, alors ? Pourquoi n’était-elle pas à son côté en ce moment, pour corroborer ses folles affirmations ?
Filhyn crut qu’elle allait s’évanouir. Sa femme ? Il avait emmené sa femme avec lui ? Était-il donc fou ? Pourquoi n’en avait-il rien dit – ne fût-ce qu’à elle ? Elle sentit le désespoir l’envahir.
Prin était en train de répondre.
D’abord, la femelle en question était l’amour de sa vie et sa compagne, mais ce n’était pas officiellement sa femme. Il l’avait laissée derrière lui, juste au dernier moment, quand un seul des deux avait eu une chance de s’en sortir, et qu’il avait dû prendre la décision la plus difficile de son existence en la laissant souffrir là, afin qu’il puisse s’échapper et dire la vérité sur ce qui se passait là-bas, ce qui s’y passait encore en ce moment même, et…
Et pourquoi avait-il omis de parler d’elle dans cette histoire, ce tissu – la chose était désormais clairement établie – de mensonges, de demi-vérités et de fables éhontées ?
Parce qu’il avait eu peur de mentionner sa participation dans cette mission en Enfer.
Peur ? Lui ? Un homme qui affirmait s’être rendu en Enfer et en être revenu ? Peur ?
— Oui, peur, répondit Prin d’une voix qui sonnait clair dans le silence absolu de la salle. J’ai peur qu’avant de pouvoir faire ce témoignage là où il faut vraiment qu’il soit entendu, devant un Jury du Conseil Galactique, une personne âgée, digne de confiance et d’une réputation d’honneur impeccable et incontestée – quelqu’un comme vous, monsieur – ne vienne à moi pour me dire discrètement que je pourrai récupérer ma femme de l’Enfer si seulement je n’en dis pas plus sur ce qu’elle et moi y avons subi, et exige même que je me rétracte sur tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici.
Prin balaya du regard les membres du parti en face de lui, puis les galeries de la presse et du public, comme s’il en découvrait seulement maintenant la présence. Enfin, il s’adressa de nouveau au Représentant Errun.
— Parce que j’ai peur d’accepter cette proposition, monsieur, parce que je ne peux pas supporter l’idée qu’elle continue de souffrir une seconde de plus dans cet endroit, et que j’abandonnerais tous ceux qui s’y trouvent rien que pour récupérer ma bien-aimée, et que je m’en voudrais pour l’éternité d’une telle faiblesse et d’un tel égoïsme. (Il poussa un profond soupir.) Voilà pourquoi je ne l’ai pas…
Errun sembla enfin comprendre l’accusation voilée que Prin venait de lui lancer. Il éclata d’indignation, rapidement imité par ses acolytes et le reste du Parti traditionaliste. En quelques secondes, la salle fut plus bruyante qu’elle ne l’avait jamais été, même quand elle était comble.
En cet instant, Prin aurait pu se permettre un petit sourire, songea Filhyn, s’il ne s’était agi que d’un débat comme un autre. Il n’en fit rien, car il en était incapable, comprit-elle. Il était parfaitement sérieux, et absolument terrifié par ce qu’il venait juste de révéler.
Il se tourna vers elle. Elle lui sourit du mieux qu’elle put à travers ses larmes, et articula presque silencieusement : « Bien joué » en lui faisant signe de s’asseoir.
C’est ce qu’il fit après avoir salué le Président.
En fait, l’honorable sénateur n’était déjà plus dans son fauteuil, et ne prêtait aucune attention à Prin. Il était debout et rugissait en agitant ses deux trompes pour tenter de rétablir l’ordre dans la salle. Filhyn vit que les Représentants se défoulaient après avoir été obligés d’écouter ce qu’ils ne voulaient pas entendre de la part de quelqu’un qui n’était pas des leurs. Sans compter que ce quelqu’un venait de leur rappeler qu’il existait des assemblées bien plus augustes et importantes que celle-ci.
— Voilà qui a vraiment lâché la meute de prédateurs au milieu du troupeau, murmura Kemracht derrière elle.
Le Président venait de se dresser furieusement sur ses pattes arrière et frappait ses sabots de devant l’un contre l’autre. Une telle violation du protocole ne s’était pas produite depuis des années.
Les chaînes d’informations transmirent absolument tout – ah, les joies d’une journée creuse pendant la morte saison. Elles montrèrent le Président foulant l’étiquette sous ses sabots et se dressant sur ses pattes tel un étalon en fureur. Elles montrèrent Errun passant par diverses teintes de rage comme jamais Filhyn ne l’en aurait cru capable. Et surtout, elles montrèrent Prin : calme, digne, sincère. Et ses paroles, ces détails épouvantables, effroyables, presque inimaginables !
Et elle-même. Avec Filhyn, les cameramen se concentrèrent essentiellement sur ses pleurs.
Ses larmes – non pas ses talents oratoires ou politiques, ni sa sincérité ou ses principes – l’avaient rendue célèbre à juste titre.